Si vous étiez un média et qu’on vous proposait de publier un article de qualité, gratuitement, à condition de ne pas en être le propriétaire : que feriez-vous ? Cette façon de diffuser l’information existe, elle s’appelle Creative Commons. En France, en Suisse (et sans doute un peu partout dans le monde), une grande majorité des médias refusent poliment la proposition. Je vous explique les raisons de ce grand gâchis.

La licence Creative Commons est rarement exploitée par les rédactions des grands médias.
Avant de fustiger la presse – qui a déjà suffisamment mauvaise presse pour en remettre une couche – il s’agit d’expliquer ce qu’est Creative Commons (connu également sous le logo/acronyme « CC »). Voici ce qu’en dit Wikipédia : il s’agit d’une « association à but non lucratif dont la finalité est de proposer une solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle standard de leur pays, jugés trop restrictifs. L’organisation a créé plusieurs licences, connues sous le nom de licences Creative Commons. Ces licences, selon leur choix, ne protègent aucun ou seulement quelques droits relatifs aux oeuvres. »
En clair, ça permet de diffuser une oeuvre en cédant ses droits à quiconque souhaite la rediffuser, gratuitement. Mais en respectant tout de même l’auteur un minimum. Il y a donc quelques clauses restrictives pour éviter les abus.
L’exemple du site JusticeInfo.net
Au cours de ma mission de conseil en communication digitale pour le site JusticeInfo.net (un média de la Fondation Hirondelle pour laquelle je travaille depuis 2016), j’ai remarqué qu’un des points forts de son positionnement, la diffusion des articles sous licence Creative Commons, était en réalité largement sous-exploité. J’ai d’abord voulu remédier à cela directement sur le site. Dans l’espoir de développer la republication gratuite des articles, auprès de petits médias mais surtout auprès des grands, j’ai ainsi proposé des solutions éditoriales, ergonomiques et fonctionnelles pour bien mettre en avant cette possibilité sur le site et sur les publications (jusque Facebook et Twitter). En principe, maintenant tout le monde sait que JusticeInfo publie ses articles en Creatives Commons. Bon…
Pour autant, nous n’avons pas vraiment senti une ferveur de republications autour des articles. Si on met de côté les rares petits médias locaux, souvent africains, qui ne respectent pas vraiment les conditions de la licence Creative Commons de JusticeInfo (citer la source et l’auteur en faisant un simple lien), nous avons eu la douloureuse sensation d’avoir porté un coup d’épée dans l’eau.
Plan B. Ce n’est pas en interne (sur le site et ses réseaux) que le bât blesse. Ce sont les médias et les journalistes qui ne sont pas sensibles à notre offre. Quand j’ai cherché à comprendre pourquoi, on m’a expliqué que ça allait être compliqué de les convaincre du bien fondé de notre démarche. Ma première réaction était de l’ordre de l’orgueil. « Comment ? Même un média indépendant et reconnu par ses pairs comme JusticeInfo ne suffit pas à rassurer les médias ? Mais bordel… C’est du bon journalisme ! Et c’est gratos ! ». Le fait est que ce n’est peut-être pas le problème.
Alors quoi ? Les articles de JusticeInfo sont trop spécifiques ? Mais justement… Rien de tel qu’un article gratuit (donc sans prise de risque financière) pour développer un sujet à faible potentiel statistique. Il faut le faire pour la beauté du geste, pour la cause, pour l’information avec un grand « I ». Non ? Visiblement : non.
Snobisme journalistique versus déontologie
En questionnant les deux rédacteurs-en-chef successifs de JusticeInfo (dont François Sergent, ancien rédac-chef à Libération), ainsi que d’autres journalistes de la Fondation Hirondelle sur ce sujet, j’ai cru comprendre que la Presse (avec un « P » majuscule), ne voit pas les republications d’un bon oeil. Comme si l’exclusivité était une fin en soi. Ces décideurs de l’info ne cherchent même pas à savoir si l’article est bon ou s’il pourrait intéresser leur lectorat. Le premier réflexe est de savoir si c’est exclusif ou non. Drôle de façon de penser. Ca ressemble presque à une forme de snobisme journalistique, non ?
A ce compte-là, la prochaine fois que quelqu’un m’offre un ti’punch lors d’une soirée amicale, je demanderai d’abord : « Je suis le premier à qui tu le proposes ? Y en aura-t-il d’autres qui boiront le même ti’punch après moi ? ». Je suis sûr que je me ferai plein d’amis à cette soirée.
Il est bon, parfois, pour tout journaliste, de revenir à la base. Qu’en est-il du devoir d’informer et du droit de savoir ? Quid du respect du lecteur et de l’intérêt public ? Ces valeurs déontologiques sont-elle devenues secondaires ? En quoi est-il prioritaire de diffuser un article exclusif ? Accepter d’être un diffuseur parmi d’autres coûte-t-il si cher à leur ego ? Si la finalité est d’informer sur un sujet peut-être important et mal couvert, ne devrait-elle pas prendre le pas sur le reste ? En principe, les « petits sujets » comme les « petites causes » devraient avoir leur place dans chaque média, tant qu’ils rentrent dans leur ligne éditoriale.
Creative Commons et Google font-ils bon ménage ?
Toutefois, il reste une question, plutôt technique, à laquelle je ne suis pas encore parvenu à répondre précisément ; mais j’y travaille. Est-ce que le fait de dupliquer un article plusieurs fois sur Internet (même s’il varie légèrement d’un site à l’autre), génère aux yeux de Google un « duplicate content » ? Il s’agit-là d’une des principales fautes graves identifiées par Google dans son algorithme d’indexation et de classement des résultats de recherche. En gros, s’il identifie qu’un contenu existe de façon similaire ou approchante à plusieurs endroits sur Internet, il y a de fortes chances que cela pénalise le classement de l’article en question dans les résultats du célèbre moteur de recherche. Le risque existe même plus globalement puisque cela peut pénaliser le SEO (Searche Engine Opimization) de l’ensemble du site qui diffuse l’article s’il reproduit ce principe régulièrement. En théorie, Google devrait être assez intelligent pour comprendre qu’il ne s’agit pas de « spamdexing » (méthodes frauduleuse visant à améliorer son référencement) mais d’un système éditorial reconnu et d’utilité publique. En théorie…
Il existe toutefois des méthodes pour éviter de trop compter sur l’intelligence de Google. Mais cela complique grandement la tâche des webmasters. Je pense à la balise « nofollow ». Un bout de code invisible à insérer dans l’article et qui dit à Google : « ne t’embête pas à référencer ce contenu ». Mais les sites d’info prennent ils la peine de le faire pour chaque article republié ? Ou préfèrent-ils tout simplement ne pas se compliquer la tâche en refusant toute republication ? D’autant que tout cela risque de jouer négativement sur la visibilité de l’article.
Lors de mes sessions de formation « Ecrire pour le web », j’expose souvent cette petite règle basique du journalisme mise au goût du jour : « 5W + 2H + G ». C’est la base et ça parlera surtout aux journalistes qui sont passés par une école de journalisme. En substance, ça veut dire qu’un contenu doit toujours répondre, dans la mesure du possible, aux questions « What ? Who ? Where ? When ? Why ? How ? How Much ? Google ? ». Je nuance toutefois ce principe mnémotechnique en ajoutant : « Oui, mais le G de Google ne doit jamais être prioritaire, ni sur les W ni sur les H. Le sens, la lisibilité et la qualité journalistique doivent rester votre priorité. »
Dans un contexte médiatique où les journalistes sont clairement en souffrance, alors qu’on parle un peu trop de « fake news » et que l’indépendance des médias est récemment redevenue une valeur forte (certains diraient « rare »), faut-il vraiment que j’ajoute un « D » pour « Déontologie » à ma formule magique ?